La guerre de Crimée
On ne vit jamais les rivaux de la veille faire aussi vite assaut d’amitié que les Russes et les Français, après la guerre de Crimée. L’ennemi, écrit Rossi dans ses “Souvenirs”, ne nous inspirait aucune haine. On l’avait déjà constaté chez nous avant même la fin des hostilités, comme en témoigne la façon bienveillante dont furent traités les prisonniers russes amenés à Toulon en 1855. Affectés à la démolition des remparts, ils donnèrent pleinement satisfaction. Leurs baraquements étaient installés dans les fossés de la porte d’Italie et les Toulonnais compatissants venaient leur porter des friandises, du tabac et des chandelles qu’ils croquaient à belles dents, suivant certains témoins… Des officiers, prisonniers sur parole, parlant impeccablement notre langue, se firent rapidement des amis dans la population. “Ils venaient, écrit encore Rossi, se promener avec eux à la musique, le soir sur la place d’Armes; ils allaient souvent à la baignade ensemble.” Comment s’étonner, dans ces conditions, de l’accueil enthousiaste réservé par les Toulonnais aux marins russes un an après la paix.
Au mois de janvier 1857; la frégate “Polkan” et le brick “Philoctète” effectuent une visite de courtoisie à Toulon. Trois mois plus tard, une escadrille venue de la Baltique (les Russes n’avaient pas le droit d’armer des navires de guerre en mer Noire) entre en rade le 20 avril, précédée du “Polkan”. Cette flotte était placée sous le commandement de Son Altesse Impériale le Grand-Duc Constantin, frère cadet du tsar Alexandre II.
L’escadre française, sous les ordres du vice-amiral Tréhouard, s’est portée à sa rencontre. Les Toulonnais sont massés en grand nombre le long du littoral, du Cap Brun à la Grosse Tour, pour assister au spectacle. A 15 heures, le “Polkan” est salué par les batteries de la Tour. Il mouille en petite rade et, à 16h30, le prince débarque au quai de l’Horloge. Une compagnie des troupes de marine lui rend les honneurs. Il est accueilli par le préfet maritime, le vice-amiral baron Du Bourdieu, glorieux marin qui avait perdu une jambe à la bataille de Navarin, le major général, le préfet du Var, le sous-préfet de Toulon et monsieur Bourgarel, maire de la ville. Son Altesse prend place dans une calèche découverte, le préfet maritime à sa gauche, et se rend entre une haie de soldats, de la porte de l’Arsenal à la préfecture. Le public applaudit chaleureusement. Le soir, sur la place d’Armes, a lieu un concert donné par les musiques de la marine et de la garnison.
Le lendemain, 21 avril, le prince visite l’Arsenal, puis les vaisseaux français. Il est de retour à la préfecture maritime à 17 heures et, le soir sous son balcon, une chorale toulonnaise lui donne la sérénade. Le Grand-Duc resta trois jours à Toulon, puis gagna Marseille.
Il est de retour à La Seyne le 26 pour visiter les Chantiers de construction navale en pleine activité, employant plus de deux mille ouvirers, travaillant pour les pays d’Europe. Le Grand-Duc Constantin pose le premier rivet de la quille d’un bâtiment à vapeur qui doit porter son nom, destiné à la nouvelle Compagnie russe de navigation et de commerce en Méditerranée et en mer Noire. Il assiste aussi au lancement du “Quirinal”, transport de notre compagnie des Messageries impériales, et félicite le président des Forges et chantiers de la Méditerranée, monsieur Béhic.
L’escadrille russe revint à Toulon, retour de Nice, au mois de décembre 1858. Elle défile en rade entre nos unités pavoisées, matelots sur les vergues, au bruit des salves d’artilleries. Salué à son bord par le nouveau préfet maritime, le vice-amiral Jacquinot, le prince se rend en ville dans l’après-midi. Il est accueilli à la préfecture et rend visite à madame la baronne Du Bourdieu, veuve depuis le 29 juillet 1857, duex mois seulement après la première visite du Grand-Duc Constantin.